Trop tard pour le bail à ferme ?

Dernière mise à jour le 21 Jan. 2019

ou l'agriculteur a remplacé le fermier !

(c) Christophe B. - Fotolia
Au moment où ces lignes sont écrites, le Gouvernement wallon est vraisemblablement en train de valider un premier projet de réforme du bail à ferme. Ou peut-être pas, ce qui serait plus qu’inquiétant : le timing est serré avant les prochaines élections, il reste peu (trop peu) de place pour des négociations dignes de ce nom. Et si c’est un timing habituel en politique, il est peu adapté à l’importance des enjeux. C’est comme dans les jeux à la télévision, vous n’avez que 30 secondes pour dire oui ou non… Mais, dans notre objet, 600.000 ha de terres agricoles louées sont sur le tapis vert. Nous parlons de plus de 20 MILLIARDS d’EUROS. Lourde contribution des 200.000 bailleurs à l’activité agricole wallonne. Sous forme de capitaux bloqués. Pour une durée indéterminée.

 

NTF affine de plus en plus son expertise sur les réalités de terrain, les vraies, celles tellement évidentes que plus personne ne les conteste. Le mécontentement le plus douloureux et le plus légitime des propriétaires bailleurs est la perpétuité : plus personne, après plus d’une décade de travail de NTF, ne le conteste. Le propriétaire, ce n’est plus un nanti historique mais une multitude de citoyens qui, vu leurs origines rurales et agricoles, ont hérité de quelques biens et qui, comme tout le monde depuis la crise de 2008, ont du mal à nouer les 2 bouts. Ceci a été mis en évidence durant les 12 mois écoulés, par la campagne de communication de NTF, dans la Presse et sur les réseaux sociaux.

Mais la source du malaise est plus profonde. Et, la simple réponse à nos 14 revendications ne doit pas se résoudre par une opération arithmétique : « Je te donne ceci en échange de cela » entre partis politiques. Par l’aveu des preneurs eux-mêmes (et leurs associations), ils « ne sont demandeurs de rien »… Pas évident de négocier avec un partenaire qui sait, à juste titre, qu’il a tout.

 

Première évidence

Lors de l’élaboration de la loi sur le bail à ferme, il nous paraît manifeste que l’Etat a pris des mesures qui se sont muées en une véritable confiscation des terres aux propriétaires. A l’époque, ça n’a pas été perçu comme tel, l’urgence de nourrir la population d’après-guerre était là. Le fermier devait sortir du cadre précaire du « bon vouloir » d’un plénipotentiaire propriétaire pour pouvoir investir sur un terme certain et ainsi démultiplier sa capacité de produire.

Le cadre originel du bail à ferme était, dans l’esprit du législateur, empreint de retour à une juste équité. Même le principe des coefficients de fermage était honorable dans la volonté originelle, l’esprit de la plume législative.

Hélas. Pas le temps de se préoccuper des desiderata du propriétaire à l’heure de l’émergence de la défense des légitimes droits du travailleur. Le paquebot agricole avait un nouveau cap qui deviendra PAC.  Après 3 à 4 générations de bail à ferme, de complexification de l’activité agricole, les propriétaires descendants se rendent compte à quel point ils ont été dupés. Personne pour les informer et les défendre objectivement…. Capitaux bloqués, quasi non rémunérés, législation et jurisprudence plus que complexes et … défavorables, défense de droits trop onéreuse au vu du montant des locations, … Même pour réclamer des impayés …

 

Seconde évidence

Lors de l’élaboration de la loi, le fermier était un homme et une famille accablés par un labeur pénible de la terre par la main et le sabot, les pertes de récoltes aléatoires, et surtout, une occupation précaire …

Aujourd’hui, la majorité des hectares loués sont dans les mains, non plus d’un « fermier », mais d’un « agriculteur ». Le gestionnaire de nos terres s’est écarté de la terre, d’abord en tracteur, puis derrière un ordinateur. Aujourd’hui, il ne doit plus aller sur la terre. Il peut tout gérer depuis son bureau, son ordinateur. Des experts agricoles, des laboratoires lui disent quoi planter, quoi traiter. Des entreprises agricoles peuvent à sa place, et à meilleur coût, tout prendre en charge de la semence à la récolte. Comme partout, tout se spécialise. Pour chaque culture (les pommes de terres, le lin, les pois pour les plus connues), des entreprises en personne physique ou morale lui proposent des services du plus simple au plus complet. Et puis, le prix du matériel agricole ne permet plus d’avoir tout à la ferme, donc il faut externaliser.

Parmi les conséquences, les enfants d’agriculteurs sont en mesure de reprendre l’exploitation sans avoir besoin d’aucune connaissance agronomique. Entourée d’experts et de sous-traitants, la ferme peut continuer à produire alors que les repreneurs ont un autre métier à l’extérieur. Ils gardent les terres louées, les primes PAC, les aides à l’investissement et l’exonération des droits de transmission.

Autre conséquence, la sous-traitance permet aux agriculteurs plus âgés de continuer à produire en ne quittant pas leur domicile. Le travail est fait par d’autres. Plus de 2400 agriculteurs recensés ont plus de 65 ans (soit plus de 25% des agriculteurs). Eux aussi gardent les terres louées, touchent les primes PAC en plus de leur pension, procèdent à la transmission de leurs biens propres, mobiliers et immobiliers, au taux de succession zéro %.

 

Troisième évidence

L’agriculteur a tout intérêt à se mettre en société pour protéger son patrimoine privé. Selon les statistiques agricoles de 2016, 1500 sociétés à caractère agricole exploitent officiellement plus de 100.000 ha. En outre, la constitution d’une société permet de faire entrer dans l’exploitation un agriculteur tiers sans avoir besoin de l’accord du bailleur comme dans une cession ordinaire vers une personne physique.

 

Déductions

Les exploitations agricoles existent toujours en tant qu’entités mais, les fermiers disparaissent et sont remplacés par des agriculteurs, gestionnaires plus ou moins virtuels d’une production alimentaire qui répond à des besoins réels. Quel est le problème puisque la population est assurée d’être nourrie ? Est-il indispensable de choisir si la production doit provenir d’un modèle agricole A (familial) ou B (mondialiste) ? Et par conséquent, faut-il promouvoir un modèle et sanctionner l’autre ? Si l’agriculture aujourd’hui peut être gérée par celui qui fait appel à des conseillers et des entreprises, un propriétaire de terres agricoles qui le souhaite n’est-il pas en droit de le faire lui-même pour valoriser son bien ? Devrait-il être contraint par force de loi et de jurisprudence de le confier à un preneur qui de toutes façons fait tout faire par les autres … ? Sur le plan économique, toutes autres choses étant égales, rien ne change. Ni en volume produit, ni en emploi, ni en valeur ajoutée. Une tonne de froment, de betteraves, de colza, de maïs ou de foin a un coût. A optimiser. Point.

Conflit entre un modèle familial et un modèle de « société de gestion » ?

Mais qui sont donc ces « entreprises agricoles » en réalité ?

Au sens usuel rural, "l’entrepreneur agricole » ou « l’entreprise agricole » est un indépendant ou une société de services disposant de matériel pour effectuer sur demande divers travaux agricoles plus ou moins spécialisés.   L’agriculteur, exploitant de la terre, leur fait appel afin d’éviter un investissement trop spécifique (semis de betteraves, semis de maïs, récoltes diverses, …).

Dans d’autres cas, l’agriculteur peut conclure un contrat annuel avec  une industrie agro-alimentaire à des fins de productions spécialisées (légumes, pommes de terres, …). C’est cette société contractante qui prend entièrement (du labour, semis, …, et récolte) en gestion la terre, envoie ses ouvriers agricoles, ses entrepreneurs agricoles sous-traitants (locaux ou pas). Autrement dit, pour être clair, tout le monde parle d’agriculture familiale mais elle n’existe déjà plus en fait dans les régions de grandes cultures ! Ce qui existe, c’est un mécanisme de production alimentaire coordonné par des gestionnaires, personnes physiques ou morales, et ce qui persiste de « familial » n’est plus qu’un privilège héréditaire de preneur, de transmission justifiée pour la conservation d’une activité « familiale » qui a disparu ou est en passe de disparaître. Le modèle agricole s’éloigne de plus en plus de la réalité originelle qui a guidé la plume du législateur dans sa rédaction de la loi sur le bail à ferme.  

 

Conclusion

Comment dans un tel contexte pouvoir encore justifier la confiscation des terres agricoles qu’est le bail à ferme ? Elle ne se fait plus au bénéfice d’un métier à haut seuil de pénibilité mais au profit de quelques privilégiés usant d’une rente de situation devenue, dans les faits, héréditaire, qui font faire le travail par d’autres.

Est-il trop tard pour réviser le bail à ferme ? Non. Il y a encore de la place pour les fermiers, les exploitations familiales vraies. Les exploitations agricoles à taille humaine, celles qui ont du bétail, produisent du lait, des céréales, celles où la main de l’homme doit encore intervenir (y compris dans les nouvelles productions à haute valeur ajoutée) sont encore dans un modèle agricole basé sur un métier lié intimement à la terre.

Les bailleurs wallons veulent soutenir l’installation des jeunes agriculteurs, l’expansion des exploitations rentables, être équitablement rémunérés des contraintes découlant de la durée de leur soutien à l’activité agricole wallonne.

Il est plus que temps pour ne pas transformer les bailleurs en… vendeurs de terre. Dans 5 ou 10 ans, il sera trop tard !

 

Séverine Van Waeyenberge, Secrétaire Générale

Xavier de Munck, Conseiller spécial du Président

 


NTF revendique :

  1. La fin de la perpétuité. Une durée de bail précise, contractuellement choisie par les deux parties, et une rémunération plus équitable (loyer et incitants fiscaux) proportionnelle à la durée réelle de l’engagement.
  2. la majoration des fermages en fonction de la période du bail de durée de droit commun
  3. une loi cadre et non impérative (à l’image du bail commercial) 
  4. un bail écrit obligatoire
  5. un bail de courte durée pour des cas précis
  6. un bail de carrière plus accessible en fonction de l’âge du preneur
  7. la possibilité réelle de mettre fin au bail pour exploitation personnelle
  8. la possibilité réelle et automatique de mettre fin au bail lorsque le preneur atteint l’âge de la pension
  9. la fin des sous-locations et des cessions illégales
  10. l’objectivation de la cession privilégiée vers un vrai agriculteur, à titre principal et diplômé
  11. la résolution de plein droit dans des cas clairement identifiés de rupture de confiance
  12. un droit de préemption limité en fonction de l’âge et sans cession
  13. la suspension de la cession privilégiée en cas de déclaration d’intention de vendre
  14. la possibilité de négocier des clauses particulières (clauses environnementales).